L’état luddite
C'est bien connu, la vertu et l'intelligence se retrouvent exclusivement dans les pays scandinaves et, devant ce constat, il est normal de vouloir s'inspirer de ces modèles de société lorsqu'on s'intéresse au développement de la Belle province ou tout simplement lorsqu'on cherche à faire bonne figure.
Si l'ironie est intentionnelle et le réflexe de se tourner vers le nord de l'Europe peut sembler mal vieilli, le sujet m'est passé sous les yeux -ou plutôt dans les oreilles- après qu'un aspirant politicien se soit référé au fameux modèle scandinave dans une interview à la radio d'état il y a quelques semaines. Peut-être pourrions-nous espérer de nos politiciens des réflexions plus poussées pour répondre à nos enjeux complexes bien québécois, mais c'est une question pour un autre jour… Le passage m'a toutefois mené à la réflexion suivante: s'il y a des éléments de l'administration publique des pays scandinaves à importer chez nous, quels sont les éléments distinctifs du modèle québécois, si une telle chose existe?
Les mésaventures de la plateforme SAAQ-Clic, les fax préhistoriques qui hantent le système de santé et l'accès souvent difficiles aux formulaires et autres paperasseries traduisent-ils une relation bien particulière entre l'état québécois et les nouvelles technologies (entendons ici nouvelles comme le courriel, le web et l'ordinateur…)?
À lire les différents constats déterrés par l'excellent travail des journalistes ayant enquêté sur cet échec numérique, on arrive à la conclusion que nos ministères sont incapables de faire preuve d'intelligence collective dans le domaine du numérique. C'est-à-dire qu'il y a une incapacité à se servir des connaissances numériques des individus qui composent ces structures pour que l'organisation dans son ensemble reflètent minimalement les capacités personnelles des individus, ne serait-ce que pour être en mesure de définir correctement les mandats à donner à des firmes privées ou, rêvons un peu, pour développer une partie des procédés à l'interne sans faire appel à des consultants.
Faire des transactions en ligne ne relève pas de la science-fiction. La plupart des assureurs automobiles permettent le renouvellement des polices et le remisage des voitures sur leur plateforme web, sans envoyer des codes par la poste au bout de plusieurs jours ouverts pour demander à leurs clients de s'identifier. Une foule d'entreprises privées gèrent des volumes de transactions beaucoup plus élevées que ce que SAAQ-Clic était censé accomplir.
Mais plutôt que d'y gaspiller des millions sans être en mesure d'offrir des services de qualité à la population, pourquoi ne pas assumer notre échec et développer notre modèle québécois sur ce qui est pour l'instant une honteuse incapacité?
Une administration à visage humain, où le citoyen naviguerait au travers des différents services via des agents rejoignables au téléphone, des bureaux où aller chercher de l'information, etc. Pas comme en 1985 évidemment! L'administration publique a tout avantage d'adopter à l'interne les meilleures pratiques numériques pour augmenter son efficacité, mais il est beaucoup plus facile de former des employés à des nouveaux outils que de lancer des plateformes adaptées aux connaissances du citoyen lambda. La première ligne de service pourrait et devrait demeurer humaine.
Le numérique occupe déjà trop d'espace dans nos vies et est souvent un facteur de stress et d'anxiété. Les contacts avec l'état, étant souvent par nature complexes pour le citoyen, en seraient en quelque sorte allégés. Et de toute façon, soyons réalistes quelques peu ; la population québécoise est âgée et la croissance démographique se fait presque exclusivement par l'immigration. Les transactions et communications numériques risquent d'être plus ardus tant pour les nouveaux arrivants que pour les aînés. Ainsi, même si l'adoption des technologies numériques par les instances publiques devait magiquement s'améliorer, l'état serait tout de même forcé de maintenir d'autres voies d'accès via le téléphone et les bureaux physiques pendant de nombreuses années.
Toute une génération de jeunes adultes est née et a grandi après la généralisation du web dans la vie quotidienne et surtout de ses inconvénients. Aux États-Unis se forme des clubs luddites dans les collèges, inspirés de la légende de Ned Ludd, un ouvrier anglais qui se révolta contre le remplacement des ouvriers par des machines alors que l'Angleterre s'industrialisait au 18ème siècle.
Le Québec sera-t-il volontairement ou involontairement le premier état luddite?